Intelligence Artificielle et Livres Anciens


Chères lectrices et chers lecteurs, le silence de ce blog n’a que trop duré !

Depuis nos derniers échanges, bien de l’eau a coulé sous les ponts (n’en déplaise à la sécheresse qui sévit actuellement en Europe). Oui, l’époque dramatique du confinement sanitaire est loin maintenant et L’amour des livres au temps du Covid-19, section de ce blog imaginée pour rendre mon isolement (et le vôtre) moins pénible, n’est déjà plus qu’un vieux souvenir. Mais il y a aussi la frénésie sans pareille du monde moderne, qui remplace vite une angoisse par une autre et qui après avoir sonné le tocsin aux quatre coins du globe, est déjà passée à bien d’autres choses.

« Tempus fugit ». On se demande si c’est le temps qui fuit, ou si ce n’est pas plutôt nous.

A l’heure où je vous parle, c’est la soi-disant "Intelligence Artificielle" (IA) qui défraie la chronique. La plus célèbre d’entre elles, dont on semble craindre que le nom - un tantinet robotique, tout de même - ne devienne aussi immortel que celui de Platon, de Shakespeare ou d’Einstein, vient de se voir déclarer persona non grata en Italie – après avoir été bannie de quatre pays bien connus pour leur rôle inégalé comme Usual Suspects de la politique internationale : la Chine, la Corée du Nord, l’Iran et la Russie. Il faut reconnaître à l’Italie un courage qui confine à la témérité pour rejoindre un tel club. Mais elle n’est pas seule à s’inquiéter des progrès de l’intelligence artificielle au sein de nos démocraties. Presque au même moment, certains milliardaires connus, et d’autres moins connus, viennent de signer une pétition pour réclamer la « suspension temporaire » des développements de l’intelligence artificielle, au motif qu’elle menacerait l’équilibre du monde. On croit rêver quand on pense à la place que ces messieurs ont pu prendre dans le déferlement des technologies qui ont purement et simplement révolutionné notre vie (et pas toujours pour l’améliorer) depuis trente ans.

Ce blog n’a pas vocation à devenir une tribune militante et j’espère que celles et ceux d’entre vous qui ont une perception différente de ce que j’expose dans le paragraphe précédent, voudront bien me pardonner de ne pas pouvoir être leur champion sur ce sujet. Fort heureusement mon propos n’est pas celui de la polémique : j’ai plutôt souhaité aborder une question sur laquelle j’ai un peu plus d’expérience : celle de la place de l’intelligence artificielle dans notre monde de bibliophiles.

L’histoire de la science bibliographique est celle d’une lente éclosion permettant le passage d’une liste presque indiscriminée de livres, à l’élaboration de répertoires extrêmement documentés couvrant de manière plus ou moins spécifique mille aspects des livres anciens et rares. Auteurs, thématiques, lieux et dates d’impression, ateliers d’imprimerie, tirages et papiers, illustrateurs, traducteurs, reliures, provenances, etc. Leur liste est longue, tant est vaste l’univers des livres imprimés depuis leur origine.

Par exemple, connaissez-vous le National Union Catalogue ? C’est un extraordinaire projet éditorial qui recensait tous les ouvrages imprimés avant 1956 se trouvant dans les bibliothèques publiques et universitaires de conservation aux Etats-Unis. Je me souviens de l’époque où nous le consultions à la librairie au moyen d’un volumineux et préhistorique lecteur de microfiches reproduisant intégralement les sept-cent cinquante-quatre volumes in-folio de l’édition imprimée.

L’informatique est venue apporter un concours inégalable à cet effort bénédictin de classification des livres. Aujourd’hui grâce au développement d’internet, non seulement nous pouvons consulter de nombreux catalogues collectifs nationaux, offrant une perspective plus large que celle du National Union Catalogue, mais nous pouvons souvent effectuer des recherches dans le contenu des ouvrages eux-mêmes. Et maintenant l’irruption de l’intelligence artificielle est en train d’élargir les possibilités induites par l’informatique de manière exponentielle, en apportant des progrès extrêmement significatifs à ces outils de recherche.

En effet, la reconnaissance de caractères, la détection de modèles linguistiques complexes et le brassage de quantités gigantesques d’informations, permettent aujourd’hui d’accomplir des découvertes sensationnelles impossibles à réaliser il y a quelques années seulement.

C’est ainsi qu’a été annoncée, il y a deux mois, l’attribution au grand dramaturge espagnol Lope de Vega d’une pièce manuscrite anonyme conservée à la Bibliothèque Nationale de Madrid. Ce résultat a été obtenu grâce au concours de plusieurs outils d’intelligence artificielle, qui ont notamment pu déchiffrer le manuscrit et le comparer à leur base de données de modèles linguistiques.

A mon humble niveau, je ne peux que me féliciter de constater que la connaissance des livres anciens et rares acquiert de nouvelles dimensions ouvrant de nouvelles portes. Que peuvent bien trouver à y redire les adversaires de l’intelligence artificielle ? Je trouve très dommage, pour ma part, de penser qu’avec nos outils bibliographiques conventionnels ce manuscrit de Lope de Vega dormirait encore, ignoré de tous, au fond d’une réserve.

J’ai une petite anecdote personnelle sur le sujet.

Il y a quelques mois, le Syndicat de la Librairie Ancienne et Moderne m’a fait l’honneur de me consacrer un "portrait de libraire". J’étais invité à décrire mon parcours et mes aspirations dans le monde passionnant de la librairie de livres rares, et j’ai donc consacré un premier paragraphe à évoquer ma vie auprès des livres anciens « dès l’enfance ».

Les livres anciens accompagnent ma vie depuis l’enfance. Si la librairie initialement fondée par mes parents en 1969 à Paris était une boutique située rue Gay-Lussac, ils ont peu après fait le choix d’exercer à domicile ce qui remplit nos maisons successives (mes parents ayant déménagé à de nombreuses reprises) de reliures anciennes, brochures, liasses de documents et fatras manuscrits de toutes sortes. Cela ne fit pas de moi un bibliophile en culottes courtes, car je fus d’abord un lecteur et ma curiosité vers les livres anciens ne s’éveilla qu’à l’âge adulte, mais leur présence silencieuse à mes côtés depuis le plus jeune âge eut pour effet d’instaurer une sorte de familiarité naturelle entre nous. Continuer ma vie au milieu des livres ne fut ni un choix, ni une vocation, mais plutôt ce que j’appellerais « une manière d’être ».

Quel est donc le rapport avec l’intelligence artificielle, me direz-vous ? Eh bien, le voilà :

J’ai récemment été alerté par Google qu’un ouvrage ancien conservé à la Bibliothèque Municipale de Lyon était associé à mon nom dans les registres de Google Books. Comme vous le savez, cette puissante compagnie a entrepris de numériser un grand nombre d’ouvrages conservés dans les fonds publics à travers le monde, permettant de mettre leur contenu à disposition du public. Grâce à une technologie très avancée de reconnaissance des caractères, elle permet également d’indexer le contenu de ces ouvrages, et même les inscriptions manuscrites qu’ils contiennent.

La photo ci-dessous est extraite de Google Books, qui a repéré ma signature sur l’une des pages de garde de cet ouvrage. L’intelligence artificielle de Google Books a-t-elle deviné que je n'étais qu'un enfant quand j’ai inscrit mon nom au crayon sur ce livre ancien ? A-t-elle de l’imagination? Peut-elle me voir ? Assis par terre, m’appliquant en tirant la langue à écrire mon nom sur un livre ancien chapardé à mes parents (sacrilège !), un livre ancien que mes parents vendraient plus tard, sans se rendre compte de mon méfait, à la Bibliothèque Municipale de Lyon. Son conservateur de l’époque, Monsieur Parguez, était un de leurs clients les plus fidèles… L’intelligence artificielle peut-elle raconter une telle histoire ? Je ne peux m'empêcher d'en douter.



Ce que je peux vous dire sans en douter une seule seconde, en tout cas, (paraphrasant Guillaumet rescapé des Andes, pour ceux qui ont lu Saint-Ex), c’est que l’émotion que j’ai ressentie en découvrant cette ligne maladroitement écrite… aucune machine ne pourra jamais la ressentir.

Et je ne peux m’empêcher de sourire en pensant qu’à cinquante ans passés, après plus de trente ans de librairie et des milliers de livres rares dont le chemin est passé par mes mains, Google Books ne m’associe... qu’à un seul livre ancien, celui sur lequel j’ai écrit mon nom quand j’avais à peine cinq ans ! Quelle ironie.

Et vous ? L’intelligence artificielle et les livres anciens, qu’est-ce que vous en pensez ?

Quelques liens :

L’attribution du manuscrit de Lope de Vega

Le portrait de libraire du Slam

Le livre de la Bibliothèque de Lyon numérisé sur Google Books
posté par  Julien à  10:42 | commentaires [8]


COMMENTAIRE DE L'ARTICLE


posté par   PLAUTE
3 Sep 2023 à 15:38
Vous avez raison, dans le cas que vous décrivez, non seulement on gagne énormément de temps, la recherche est élargie, le résultat apparaît très vite et on nous emmène là où on ne serait sans doute jamais allés mais je me pose une première question : Est-ce que la récolte est complète ? Et, deuxio, ne supprime-t-elle pas, ( l’IA), la joie enfantine d’avoir déniché, par hasard, tel ou tel ouvrage, avec, c’est vrai, très peu de chances de le découvrir ?
Cela dit, j’apprécie beaucoup l’hypertexte, sans fin… La seule chose à craindre, peut-être, est la censure qui pourrait être mise en place à notre insu.


posté par   JULIEN
3 Sep 2023 à 17:53
Effectivement, cher "PLAUTE", le risque de la censure est bien réel et l'intelligence artificielle pourrait s'avérer une redoutable menace pour écarter certains livres des résultats de recherche. Voilà un intéressant sujet qui mériterait un article à part entière sur ce blog!
Quant à la joie du chineur, je crois qu'elle accompagne la trouvaille en général, quel que soit le moyen utilisé...


posté par   BANVILLE (T. de)
4 Sep 2023 à 11:54
Le Lope de Vega, selon Le Figaro, paraît être un manuscrit auquel personne ne s’était antérieurement intéressé.. Les recherches qui ont ete menées ont utilisé l’ Intelligence Artificielle en appui, lors meme qu’elle se trouvait ici violemment contestée.,La découverte est donc survenue si j’ose dire à point. Elle sera peut-être remise en question plus tard. Ne nous emballons pas. Ceci pour la question de «  Plaute » est-ce que la récolte est complète? Qui se pose là aussi. La censure pose un problème différent. Qu’est-ce qu’´une machine peut pouvoir censurer en littérature, poésie, histoire, biographie, etc. J’avoue que je ne vois pas , même si l’ Amérique n’est’ pas irréprochable de ce côté là et qu’on peut craindre la superposition de valeurs de vies aux valeurs elles-mêmes. Ne pas éditer certains passages de Xenophon ou Xenophon tout entier, et en privilégier d’autres dans Platon, juge plus LGBT, par exemple…Ou faire disparaître Perrault au profit des Conteuses qui lui ont succede, qu’un certain milieu américanofeminin jugent plus féministes et plus originales que le Grand Homme, accusé, c’est un. Comble, de les avoir pillées avant quand rien ne le prouve, et surtout pas ses Contes! Je crois qu’avec ces deux problèmes, on en a assez pour méditer. Bien à. vous.



posté par   JULIEN
4 Sep 2023 à 12:18
Peut-être est-ce parce que ce sont bien des êtres humains qui sont derrière les machines qu'elles peuvent se révéler être des outils merveilleux ou de graves menaces?
Le risque mentionné par "PLAUTE" prend tout son sens quand on pense au filtrage de la diffusion des livres à travers leur contenu, à l'instar de ce que l'intelligence artificielle effectue déjà dans l'administration des réseaux sociaux et des plateformes commerciales.
En ce qui concerne Perrault, sans vouloir alimenter une polémique qui n'est pas l'objet de cet article (nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir avec un autre article), je tiens tout de même à rappeler qu'au moins l'un de ses Contes fut directement inspiré par un texte écrit précédemment par une femme ("Riquet à la Houppe" publié par Catherine Bernard en 1696, soit un an avant l'originale des Contes de Perrault).
Nous proposons d'ailleurs un exemplaire de cet ouvrage de Catherine Bernard dans notre dernier catalogue! Prochainement mis en ligne sur ce site.
Merci cher "BANVILLE" de votre contribution et à bientôt


posté par   APOLLONIOS DE RHODES
4 Sep 2023 à 15:24
si ,comme pour Lope de Vega, on pouvait, on osait , par la même méthodologie confirmer ou infirmer la thèse de Pierre Louis à propos des oeuvres de Molière qui aurait été écrite par Pierre Corneille , je mourrai satisfait .


posté par   ÉSOPE
6 Oct 2023 à 10:25
Bel article, sensible et émouvant. Concernant l’intelligence artificielle, la question aujourd’hui n’est plus tant de savoir si son emploi est justifié ou non, mais plutôt de tirer le meilleur parti de son omniprésence dans nos vies. Comme Internet à ses débuts, l’IA métamorphose — insidieusement — nos vies. Alors que les métiers changeront, voire disparaîtront, de nouvelles possibilités s’offriront à nous. La reconnaissance de formes (comme dans votre anecdote) et la traque de variantes textuelles peuvent être de puissants outils de bibliographie matérielle. Tant pour les chercheurs, que pour les conservateurs patrimoniaux et les libraires d’ancien, l’IA permettra des découvertes inimaginables. Nous pouvons donc nous en réjouir, tout en déplorant la disparition programmée des nombreux métiers du livre qui en pâtiront.


posté par   LAGRANGE (J. L.)
7 Jan 2024 à 18:50
Bonjour à vous tous et bonne année !

Ça fait quelques mois que je réfléchis à un commentaire intelligent à votre article que je trouve aussi très sensible et émouvant. J'ai même été tenté de demander son avis à une célèbre IA générative - mais je ne l'ai pas fait ! Quelques réflexions :

Depuis quelques années, la lecture des ouvrages anciens est incroyablement enrichie par la possibilité de consulter internet (la Wikipedia notamment). Et je trouve qu'une IA comme ChatGPT peut l'enrichir encore davantage. Dans ce domaine comme dans d'autres, les réponses peuvent être grossièrement fausses tout en apportant des éléments de réflexions intéressants. Récemment, je lui ai demandé son "avis" sur "L'Histoire du Concile de Trente" de Fra Paolo Sarpi et sur certains versets de la Génèse. Je ne reproduirai pas les réponses mais elles étaient "adaptées".

J'ai cru comprendre qu'Amazon luttait difficilement contre la prolifération de romans rédigés en un jour ou deux par des "écrivains" utilisant des IA génératives. Voilà un problème auquel les livres anciens (au sens d'avant 2023) devraient échapper. De même, si nos sociétés venaient à être submergées de fausses informations toujours plus sophistiquées, les livres anciens pourraient trouver une pertinence accrue comme ouvrages de référence.

Pour conclure de façon plus personnelle, j'ai été ému par un paragraphe de Fra Paolo Sarpi : "Et ce qui m'affermit davantage dans cette résolution [d'inclure dans son livre l'extrait d'un décret plutôt que de renvoyer à l'ouvrage original], c'est le chagrin que j'ai souvent eu en lisant Xenophon ou Tacite, de trouver omises certaines choses qu'il est présentement impossible de savoir, quoiqu'elles fussent très connues de leur temps".

Un humain ancien, lecteur de livres anciens, qui s'adresse aux futurs lecteurs de livres anciens ! Quel sens aurait cette même phrase, synthétisée par une IA ?


posté par   JULIEN
14 Jan 2024 à 18:37
Très bonne année à toutes et à tous!

Quelques mois après la rédaction de ce billet de blog, l'intelligence artificielle est plus que jamais d'actualité. Le bouleversement qu'elle promet d'opérer dans nos sociétés semble imparable, et nous observons avec fascination ce tremblement de terre au ralenti qui n'en finit pas de se répandre dans tous les secteurs d'activité. Celles et ceux d'entre vous qui ont pris la parole sur ce blog (et que je remercie au passage, très chaleureusement, de leur effort de contribution) reflètent parfaitement les questionnements existentiels que cette technologie fait affleurer dans nos esprits humains.

L'intelligence artificielle va-t-elle nous remplacer? Quelle pertinence peut-on attribuer à ses résultats? Peut-elle faire autorité dans un domaine? Dans quelle mesure son fonctionnement peut-il restreindre l'accès aux connaissances et censurer de facto des pans entiers de la production intellectuelle humaine? Que restera-t-il de la propriété intellectuelle sous son règne? etc.

Après avoir commencé par évoquer le risque bien réel du retour de la censure, sous une forme beaucoup plus insidieuse que celle que le monde du livre a connue jusqu'à présent, vous avez osé la question de la pertinence des conclusions de l'intelligence artificielle. Vous n'avez pas oublié pour autant que certaines investigations humaines restent toujours controversées, faute des preuves tangibles qu'une machine pourrait peut-être arriver à élaborer grâce à ses formidables ressources comparatives. Vous nous avez aussi rappelé la disparition programmée de certains métiers du livre que l'intelligence artificielle allait rendre obsolètes, mais vous avez également souligné que l'irruption de l'intelligence artificielle dans le monde de l'édition allait peut-être donner une véritable "plus-value humaine" aux livres anciens antérieurs à 2023.

A titre personnel j'ai beaucoup aimé cette dernière approche, qui m'a fait penser à ces récits de science-fiction où une catastrophe permet de prendre conscience de ce qui est essentiel, où l'on découvre qu'une graine est un trésor. Les livres anciens sont un peu comme de vieilles ruines romaines oubliées qui émergent progressivement du fond d'un lac à l'occasion d'un épisode de sécheresse. Des ruines insolentes dans leur splendeur et leur résistance au temps, qui finiront par trouver la place qui leur est due dans notre échelle de valeurs. Réalisés avant l'ère de la machine, les livres anciens conjugent de la manière la plus émouvante qui soit le travail de la main de l'homme avec les conquêtes de son esprit, et me paraissent être des trésors artistiques et intellectuels de premier ordre.

Et pour revenir à notre débat sur l'intelligence artificielle, permettez-moi de finir sur une note d'humour en reprenant à mon compte la déclaration d'Hugues Jallon, PDG des Editions du Seuil: "On peut parfois préférer l'intelligence artificielle à la connerie naturelle" (France-Culture, émission "Soft Power" du 10 décembre 2023).
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